Le paradoxe français...

"Le paradoxe français...", François Manet, juin 2003 (Mots clés: Aéronautique, France, Russie, Europe). Avec l'aimable autorisation du Dr. Henri Giraud.

La France vient de renoncer à se doter de chars d’assaut performants. Les arsenaux fabriquant le char Leclerc sont en effet frappés de mesures drastiques d’économie, qui interdisent le développement ultérieur de blindés lourds. Personnels supprimés et sites condamnés disent assez la détresse financière du pays, à défaut d’accompagner une politique européenne de l’armement dont on a du mal à voir poindre les prémices.
Pour ce qui est de l’aviation, le cas de figure diffère sensiblement. Tout d’abord en cela que la firme Dassault, fournisseur attitré de nos forces aériennes, est privée. Elle doit donc en principe se débrouiller toute seule pour boucler ses fins de mois. Elle a ainsi diversifié sa production et fabrique des avions d’affaires. Mais on connaît le coût de développement d’un jet, qui ne peut être amorti que par une politique commerciale agressive dans les pays qui n’ont pas la puissance financière des Etats Unis, capables d’alimenter le chiffre d’affaires de plusieurs constructeurs sur un même créneau de spécifications. Si, longtemps, la France a pu vendre ses matériels aériens un peu partout dans le monde, il n’en est plus de même. L’Europe compte au moins deux " avionneurs ", Dassault, et les pays qui se sont groupés pour produire le Tornado autour de la Grande Bretagne qui est elle-même une grande nation aérienne. Peut-être entendra-t-on bientôt parler des Russes, qui pourraient fort bien faire un retour en force sur les marchés une fois leur " réadaptation " terminée. Les Etats Unis, avec des moyens immenses, font du dumping sur leurs matériels. La F16 vient d’être vendu à l’européenne Pologne. Cette décision, intervenant au moment où la Pologne frappait à la porte de l’Europe a donné l’occasion à Olivier Dassault de regretter vivement l’absence d’une Europe de la défense, à laquelle il croit visiblement peu à présent.
Coincé à l’exportation, Dassault ne peut pas espérer rentabiliser son Rafale grâce aux commandes limitées de l’Etat français, et voit son territoire commercial rogné par des industriels puissamment soutenus par leurs pays respectifs. La compétition est devenue si rude que les grands constructeurs d’avions de guerre devront tôt ou tard trouver des terrains d’entente sous peine de disparaître en majorité. Mais avant de rêver à ce qui pourrait advenir, on peut regretter que notre pays s’engage seul dans l’onéreuse fabrication de ses sous-marins atomiques et de ses porte-avions, dont à ce jour, personne ne peut dire si le sister ship du De Gaulle bénéficiera d’une entente inter-étatique. Les contraintes stratégiques sont sans doute là, mais les moyens financiers sont ainsi divisés, et donc affaiblis. Or, si la France a de larges capacités technologiques et industrielles en matière navale, comme elle en possédait en matière d’armements terrestres, elle ne dispose sur le plan aérien que de la compétence Dassault, certes importante, mais dont les assises économiques sont fragiles. Si cette firme, asphyxiée par la réduction de ses débouchés, devait rogner sur le domaine recherche –développement, elle provoquerait un grave recul de notre pays, mais aussi de l’Europe entière, en matière aérienne, au profit des Etats Unis.
Depuis la première guerre du golfe, il n’est en effet un secret pour personne en Europe et dans le monde que le retard technologique des pays occidentaux dans domaine électronique, mesures de protection, d’attaque, vol de nuit, couverture satellite, est patent face à la puissance américaine. On sait que, en cette matière, les commandes du Pentagone font la différence. Intérêt national et intérêts privés sont ici confondus en France comme aux Etats Unis. Sauf que le budget français n’a bien entendu rien à voir avec le budget US. Le chef d’entreprise Dassault n’a pas la " surface " que lui donneraient des commandes massives de l’Etat. Il peut très bien décider de tirer les conséquences de la faiblesse des marges ou de l’absence de rentabilité de son groupe.
Il serait donc indiqué que notre pays prenne à bras le corps ce problème d’ordre stratégique. Si la France seule est dans l’incapacité de lutter contre les déterminismes du marché mondial, elle peut en tout cas préparer l’apparition de synergies salvatrices. On pourrait, avec précaution, rêver à terme à l’alliance anglaise. Mais le Royaume Uni doit presque être considéré comme un état américain. La politique allemande en la matière relève d’équilibres internes difficiles à maîtriser. La preuve a en outre été faite il y a quelques années que nos amis américains savent fort bien acheter les bonnes volontés outre-Rhin. Et ces deux pays fabriquent un concurrent du Rafale. Reste l’hypothèse russe. Ce pays, ruiné pour l’heure, a conservé une recherche de très haut niveau, et poursuit avec succès l’exploitation de son lanceur, qui devrait bientôt s’envoler de la base de Kourou. Le problème russe est industriel et financier. Mais la grande tradition de l’industrie aérienne russe en fait un partenaire tout désigné : pléthore de matière grise, inventivité, goût de l’audace, souci des coûts, les bases d’une complémentarité entre les deux pays existent aussi à ce niveau. Une telle hypothèse de travail prouverait que la France, artisan premier de l’Union puissance, sait adapter sa stratégie au contexte international. Ce " paradoxe français " a sa contrepartie, car ce faisant, notre pays tendrait la main à un ancien allié dont la présence dans l’Union paraît bien plus naturelle que celle de la Turquie. Et, ce qui est essentiel, bien plus profitable.
Avec l'aimable autorisation du Dr. Henri Giraud.