Pour une conférence européenne sur la perception des menaces

Les récents avatars liés à la crise irakienne ont sinon mis à mal, du moins fait trembler sur leurs bases encore bien fragiles les institutions naissantes de l’Union Européenne en matière de sécurité et de défense.
Pour un spectateur engagé qui aurait passé une partie de son existence à analyser les données stratégiques, à participer à la gestion de crises diverses et variées dans le temps et dans l’espace, cela peut provenir de plusieurs causes.
D’abord d’un manque de maturité des institutions elles-mêmes ; cela n’est pas à démontrer, nous y reviendrons quand même.
Ensuite, ou également, d’un manque de maturité de certains acteurs; cela ne fait aucun doute ; nous y reviendrons aussi.
Cela peut procéder du calcul habile d’entités qui n’ont pas intérêt à voir se développer une Union cohérente, forte, mûre, responsable et concurrente ; nous évoquerons cette possibilité.
Sans nous placer au dessus de la mêlée, mais en sortant d’un cadre convenu, il nous semble bien que c'est d'une absence de perception commune des dangers, des risques et des menaces que souffre l’Union Européenne. Cela nous paraît vrai dans tous les domaines de son activité. On ne peut plus séparer le politique du militaire, l’économique de la sécurité, le développement de la santé, le crime de la bonne gouvernance, et nous pourrions continuer à combiner les facteurs à l’infini. C’est ce que dans un jargon que mettent petit à petit à la mode les hommes de l’art, l’on appelle à présent le « secteur de la sécurité ».
Seuls l’inventaire systématique des menaces et l’ évaluation de leur intensité et de leur portée seront à même de fortifier une politique étrangère, de défense et de sécurité commune au sein d’une Europe élargie et de permettre l’établissement de structures de sécurité adéquates, avec les capacités correspondantes. Cela ne concerne d’ailleurs pas que les moyens militaires stricto sensu, mais tout ce qui a trait à la sécurité régionale, nationale, publique et individuelle : les services chargés de l’ordre public, de la lutte contre le crime organisé et le terrorisme, les garde-frontières, l’échange de renseignement, les réseaux de communication, la coopération en matière d’armement etc… Les défenses territoriales nationales doivent céder la place à une défense commune qui prenne en compte tous les nouveaux défis. La création d’une incontestable capacité de défense et de sécurité européenne, gage d’un partenariat euro atlantique rééquilibré, est à ce prix .
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Nous pourrions donc incriminer le manque de maturité des institutions européennes, sinon euro atlantiques et euro asiatiques, car il est vrai qu’elles sont, au moins pour les premières, de création fort récente et n’ont pas encore eu l’occasion de faire leurs preuves opérationnelles. La Macédoine sera sans doute, en 2003, leur premier champ d’expérience politico-militaire. Les capacités qu’elles doivent mettre sur pied sont obérées par des budgets jugés insuffisants à l’aune des défis de sécurité de la superpuissance américaine. La diplomatie européenne n’existe pas tant que la Convention, si elle y parvient, n’aura pas gravé dans le marbre d’une constitution, les modalités de son exercice et les fondements de son existence. C’est donc « l’Europe des nations » qui s’est exprimée dans une cacophonie assourdissante. Faute d’institutions mûres et sûres, l’Europe ne peut faire entendre que des sons discordants ; mais en voulons-nous ?
La question se pose car le manque de maturité de certains acteurs étatiques a, cette fois encore, éclaté au grand jour. L’immaturité et l’incohérence ont marqué les débats récents. Douze années ne sont pas de trop pour réaliser qu’en passant d’un monde à un autre, il faut certes changer de peau mais aussi de nature. La part du rêve est encore forte dans beaucoup de pays qui, sortant d’une domination pesante et liberticide, ont du mal à sortir du schéma de pensée que seule une autre puissance tutélaire pourra faire pour eux les pas décisifs qui séparent la pauvreté du développement, le collectivisme du libéralisme, l’instabilité de l’équilibre, bref l’ombre de la lumière.
La maturité que nous avons en tête concerne aussi les pays qui, à l’Ouest du continent, vivent depuis des décennies en sécurité et relativement à l’abri des vicissitudes économiques et sociales auxquelles demeure soumise l’autre moitié de l’Europe. Habitués à discuter à quinze, ont-ils la maturité nécessaire pour diriger le dialogue européen à vingt-cinq en tenant compte des aspirations, des expériences et du particularisme des candidats? La question mérite d’être posée.
Nous avons tous, en Europe, des oncles d’Amérique. Mais ils sont en Amérique et nous en Europe. La seule aide véritable que nous pouvons attendre, dans ce domaine, vient de notre continent et de la solidarité entre ses états. La maturité, aujourd’hui, pour tous les Européens est de s’en convaincre. Nous sommes encore loin du compte, mais il n’y a pas d’échappatoire, sauf à ne pas vouloir faire l’Europe.

Et c’est bien là que réside une des clés de la situation actuelle. A ce manque de maturité individuel et collectif, s’ajoute en effet, avec des effets dévastateurs, le dénigrement de tous ceux, acteurs étatiques ou groupes de pression transnationaux, pour qui l’émergence d’une entité européenne de sécurité et de défense est inopportune. Il ne nous appartient pas de jeter de l’huile sur le feu mais l’analyse attentive des déclarations officielles, des décisions internes, des prises de position au sein des organisations internationales, des éditoriaux et des sondages d’opinion permet, sans grande marge d’erreur, de se faire une idée. Les administrations changent et ne se ressemblent pas. L’extraordinaire aventure européenne, considérée dans une vision de très long terme comme positive par une administration, est perçue comme une gêne dans une vision à très court terme par la suivante.
Ce ne serait qu’une péripétie si certains, sur notre continent, ne se prêtaient volontairement, ou inconsciemment, à affaiblir une entreprise à laquelle ils ont pourtant adhéré ou fait acte de candidature. Etre Européen n’implique pas de renoncer à ses engagements bilatéraux mais exige de les faire coïncider avec les intérêts de la jeune Union. Il peut y avoir des différences de perception entre les états, qu’une saine concertation peut aplanir, mais pas d’incohérence. Ce qui semble malheureusement être le cas aujourd’hui.
Sans trop de naïveté et avec un brin d’optimisme, nous pourrions penser que de telles légèretés de comportement prennent leur source dans des différences de perception des dangers, des risques et des menaces. Dans cet ordre. Un danger « compromet la sécurité des personnes et des biens ». Un risque est « l’éventualité d’occurrence d’un évènement fâcheux ». Une menace est « la manifestation par laquelle on marque à quelqu’un sa colère avec l’intention de lui faire craindre le mal qu’on lui prépare ».
Or, que constatons-nous sur le vieux Continent ? Une absence totale de dialogue sur ces sujets. Chaque pays en débat, plus ou moins, et tire de ses réflexions, de ses analyses ou de ses alignements, ses propres conclusions reflétées par un livre blanc sur la défense, une stratégie nationale de sécurité ou des évaluations stratégiques. Est-ce seulement une affaire de spécialistes à l’heure où la sécurité n’est plus l’apposition des genres mais leur confusion ? En débat-on au Parlement ? Seuls les insomniaques ont accès à des bribes de débat, et encore est-ce souvent sur les chaînes de radio ou de télévision privées et confidentielles.
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Avec bonne volonté et ouverture d’esprit cherchons à connaître les origines des différences en matière de perception de la menace et d’organisation de la sécurité collective qui opposent encore les deux parties du continent. La géopolitique, l’histoire et les traditions des pays candidats sont très différentes de celles de leurs cousins occidentaux. Dans un passé encore proche, ils étaient laissés pour compte et leurs aspirations ignorées. Leur tropisme atlantiste en quête de sécurité ne relève donc pas seulement de l’opportunisme, mais d’un souci d’assurance. Certes leur appréciation des risques , des dangers et des menaces peut ne pas paraître réaliste mais reconnaissons qu’il est difficile pour eux d’ignorer le passé et d’avoir confiance en l’avenir, quelques soient les promesses que leur fait miroiter l’Union dans ce registre.
En comprenant leur différente perception des menaces et leurs politiques nationales de sécurité nous accepterons qu’elles ne soient pas jugées incompatibles avec le processus d’intégration européen. Un consensus pourrait aisément être trouvé et un cadre politique créé dans lequel les questions nationales, sous-régionales et régionales en suspens seraient débattues dans un esprit de solidarité continentale, d’Est en Ouest et du Nord au Sud.
L’on voit ainsi que l’avenir de la très jeune Union Européenne dépend moins de ses structures institutionnelles que de la capacité de ses membres à développer des objectifs communs. Et, même si l’Euro en a été une manifestation éclatante, les raisons de nourrir des inquiétudes ne manquent pas dans le domaine de la sécurité et de la défense.
L’anti-américanisme propagé en Europe par nombre de media et de figures politiques trouve son pendant aux Etats-Unis où un nombre croissant de citoyens et de responsables voient désormais dans l’Europe une région marquée par un neutralisme naissant mais qui se repose sur les capacités de défense et de sécurité américaines.
C’est le débat entre unilatéralisme et multilatéralisme qui est ainsi posé et qui n’a pas attendu la crise irakienne pour l’être. C’est un mal endémique et pervers qui s’agrège aux défis du moment et amplifie leur résonance sur des systèmes de sécurité sollicités au-delà du tolérable.
A une approche hystérique et théologique qui nierait toute évolution, la raison et le dialogue doivent se substituer. Les caractéristiques du système international sont fondamentalement remises en cause aujourd’hui : l’Organisation des Nations Unies, l’Organisation du Traité de l’Atlantique Nord et l’Union Européenne sont dans un profond état de choc. La menace terroriste s’oppose à la cohésion sociale, les armes de destruction massive altèrent l’équilibre des pouvoirs et menacent l’existence-même d’états souverains.
Par ailleurs, est-on en droit d’attendre la manifestation de la menacealors que l’on connaît le danger ? c’est un risque que peu de pays responsables accepteraient de prendre. Le concept d’action préventive pourrait trouver là sa justification. Mais il est, pour l’heure, une « exception américaine », ce qu’il ne devrait pas être.
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Aussi est-il grand temps que tous les Européens se retrouvent, les quinze et les candidats, avec les différences qui font leur richesse, pour réfléchir ensemble à ce qui les menace et aux dangers qui pèsent sur eux, leur société, leur santé, leur économie, leur développement, leur sécurité. Mais seule une conférence européenne sur la perception des menaces, des dangers et des risques de toute nature pourra permettre l’éclosion d’une vision commune, fondement et garant d’une politique européenne de sécurité et de défense, mûre, cohérente et efficace. De la cacophonie nous finirons bien par arriver à la symphonie.
Nous devons bien cela aux générations futures.
Alain FAUPIN Andrzej KARKOSZKA
Général de division (CR) Ancien Premier Vice Ministre
DCAF -Genève de la Défense de Pologne
Cet article publié dans la revue "Défense Nationale" de mai 2003 nous a été aimablement communiqué par Dorina Nastase (Centre Roumain d'Etudes de la Mondialisation / Centrul Româm de Studii Globale).
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