Le corridor de transport Europe-Asie

"Le corridor de transport Europe-Asie", mise en contexte par Bruno Drweski (INALCO) pour www.paris-berlin-moscou.org de l'article de Trybuna ci-dessus.

"Le corridor de transport Europe-Asie"
Mise en contexte de Bruno Drweski
de l'article de Trybuna,
"Prendre le train du business"
La mise en circulation pour le trafic de marchandises entre l'Asie et l'Europe couronne un long processus de rapprochement économique qui a commencé avec la construction par la Russie au XIXème siècle du chemin de fer transsibérien. Puis cet effort a été poursuivi par les Soviétiques qui sont les véritables inventeurs dans les années 1930 du ferroutage et qui ont su construire un des réseaux ferroviaires les plus efficaces au monde, compte tenu des problèmes de distances et des conditions climatiques. Cela explique pourquoi, les chemins de fer russes ont une tradition de service d'Etat et une vision stratégique au service de l'Etat. Il est heureux de constater que cela n'a pas disparu avec la fin du tsarisme ou de l'URSS. C'est d'ailleurs le Polonais Feliks Dzierzynski (le même qui a créé la Tchéka!) qui a reconstruit avec beaucoup d'efficacité les chemins de fer russes totalement désorganisés au moment de la guerre civile, réembauchant les ingénieurs de l'époque tsariste qui avaient été renvoyés au moment de la Révolution en s'appuyant sur leur conscience civique par-dessus les conflits internes à la société russe. La libéralisation des années 1990 et la réconciliation russo-chinoise ont ensuite permis la création du réseau de transport de conteners "Vent d'Est" qui a déjà entraîné le développement du transit des marchandises entre la Chine, la Russie et les pays d'Europe occidentale. Parallèlement, la Russie a favorisé la création du système de conteners frigorifiés "Express Russie" reliant le port de Rotterdam à Moscou.
Tous ces développements ont amené au saut qualitatif actuel qui devrait faciliter le rapprochement de deux des trois principaux pôles économiques du monde actuel : l'Extrême Orient et l'Europe occidentale, désenclavant du même coup des territoires jusque là "périphériques" dans les échanges internationaux : la Russie et l'Europe centrale. Cette évolution va de pair avec d'autres développements potentiels sur l'axe reliant l'Europe occidentale au Moyen-Orient et à l'Asie du Sud (ancien axe de "l'Orient express" et du "Berlin-Bagdad" pouvant être prolongés vers l'Est) ainsi que la résurgence sous une forme moderne de l'antique "route de la soie" reliant la Chine au Moyen-Orient.
Le développement de ces voies de communication ferroviaires et/ou routières va en plus de pair avec le développement des oléoducs et gazoducs plus ou moins le long des mêmes axes. Il est donc clair que ce rapprochement économique aura tendance à diminuer relativement le rôle de centre économique pivot de l'Amérique du Nord. Il est aussi permis d'envisager que la coopération économique trans-eurasienne aura des conséquences politiques internationales, créant de nouvelles coopérations et contribuant ainsi à affaiblir l'hégémonie des Etats-Unis sur la planète. On peut également supposer que ce processus aura des conséquences positives sur la vie politique des Etats concernés puisqu'il ouvre des perspectives avantageuses pour l'ensemble de ses peuples. Notons la participation à la conférence de Katowice d'un représentant "de la Corée", pays qui comme nous le savons est divisé. Dans le communiqué tel qu'il a été repris dans la presse, on ne dit pas de quelle Corée il s'agit, ce qui est en soi révélateur, ...et finalement secondaire. Car la carte nous montre bien qu'aucune des deux Corées ne peut imaginer s'intégrer au nouvel axe de communication en cours de construction sans la participation de l'autre partie de la péninsule. A terme donc, et compte tenu des avantages que chacune des deux parties du pays divisé pourra obtenir de cette participation, on peut supposer que cet axe de communication devrait aussi servir à réduire la tension en Corée et peut être à faciliter la réunification du pays.
Il est clair en revanche que le seul Etat qui risque de perdre à ces évolutions sont les Etats-Unis et il n'est sans doute pas étonnant de constater les efforts qui sont dors et déjà fait par ces derniers pour s'implanter militairement dans toutes les zones englobées dans ces futurs axes de communications ferroviaires, pétroliers, gaziers (Balkans méridionaux, Asie centrale, Irak, Pologne). Les Etats-Unis pourraient d'ailleurs avoir intérêt à entretenir des foyers de tensions dans ces zones (tensions ethniques, conflits armés, mafias, etc.) pour retarder le développement de ce grand espace de coopération international d'où ils seront absents.
Il est en revanche fort intéressant de constater que les négociations russo-polonaises qui ont permis d'aboutir à ce saut qualitatif ont été menées dans la plus grande discrétion, à un moment où d'autres dirigeants polonais manifestaient leur entière allégeance aux Etats-Unis à l'occasion de l'achat des avions US pour équiper l'armée polonaise et de leur alignement total dans la guerre puis l'occupation de l'Irak. On ne peut supposer que les USA ignoraient la tenue de ces négociations, mais on peut en revanche supposer que les milieux intéressés à leur succès ont su tenir un profil bas, rendant douteuse jusqu'à la fin l'issue heureuse de ces négociations. Le seul fait qu'elles aient réussi, démontre le caractère changeant et éminamment contradictoire des rapports au sein même des élites des "nouvelles démocraties" d'Europe centrale, ce qui en soit démontre que des évolutions restent possibles. Il faudra également s'attendre à ce que les Etats-Unis gênent par tous les moyens qu'ils savent utiliser, légaux et illégaux au regard du droit international, la concrétisation des décisions prises à Katowice le 30 mai 2003.

La politique menée par la France au cours de la dernière période, en particulier sur la question irakienne, tend de son côté à faciliter la rapprochement euro-méditerranéen et euro-asiatique, ce qui va en fait dans le même sens que le récent développement dans le domaine des transports entre l'Europe et l'Asie. Il manque sans doute en revanche en France la prise de conscience du fait que Paris pourrait devenir la tête de ligne en Europe de ce réseau de communication à l'image de Pékin et/ou Tokyo en Extrême-Orient. Avec le développement parallèle de la coopération transméditerranéenne, c'est aussi la France qui pourrait prolonger vers la péninsule ibérique et l'Afrique du Nord cet axe de communication Europe-Asie. Tous ces éléments forment donc aujourd'hui un gigantesque "puzzle" en phase d'organisation, dont l'intérêt est à la fois économique et politique. Il ouvre concrètement cette fois la possibilité d'un monde réellement multipolaire, rendant l'hégémonie des Etats-Unis "contournable" et, pour paraphraser Madeleine Allbright, "inutile".
Quelques semaines après le deuxième sac de Bagdad, c'est quand même une bonne nouvelle de taille ! Mais il faudra savoir s'en emparer, ce qui nécessite plus de créativité et d'imagination que la prise de Bagdad par les nouveaux soldats de Gengis Khan.

Bruno Drweski

Samedi 31 mai 2003
Texte écrit pour www.paris-berlin-moscou.org