La Serbie : nouvelle plaque tournante entre les pays de l'UE et Moscou

Les frontières historiques et culturelles de l’Europe traversent la Serbie : les Empires d’Orient et d’Occident, l’Europe du Nord et l’Europe méridionale, l’Europe occidentale chrétienne et l’Europe occupée par l’Empire ottoman, l’Empire austro-hongrois et enfin, aujourd’hui, la frontière de l’UE dans laquelle sont entrés des pays de l’ex-Yougoslavie dont la Serbie était pourtant le centre de gravité. Vienne était certes la capitale de l’Empire des Habsbourg mais elle en était plus le milieu que le centre et ne contrôlait par elle-même qu’un territoire limité. Belgrade est en revanche avec la Hongrie voisine un des centres de gravité de l’espace danubien et surtout le passage obligé des routes stratégiques, fluviales, militaires et aujourd’hui énergétiques. Étant un nœud stratégique, du Moyen-Âge à aujourd’hui, la Serbie a ainsi toujours été convoitée par les puissances du moment, « la maison sur le chemin » souvent cambriolée et occupée rappelle une expression en langue serbe.

Dès 1804 l’insurrection serbe est la mère des libérations des peuples des Balkans – les Grecs ne suivront qu’en 1821 – elle relève du même esprit que les révolutions françaises, américaines et italiennes. À la fin du XIXe siècle, le déclin ottoman permet aux Serbes, aidés des Russes, de recouvrer l’indépendance, comme leurs voisins Bulgares et Roumains. L’État des Croates, des Slovènes et des Serbes et le Royaume des Serbes sont créés en 1918 et la République populaire fédérative de Yougoslavie en 1946. La Yougoslavie de Tito s’était déjà constitué un statut spé- cial : elle échappait à l’embargo occidental sur les hautes technologies qui frappait l’URSS et a pu de ce fait servir de plaque tournante pour les échanges de matériel et de renseignement. Aujourd’hui, à côté de la République de Serbie dont la capitale est Belgrade, le statut de la Bosnie-Herzégovine a été réglé en 1995 à Dayton par une partition entre la Fédération croato-musulmane et la République serbe de Bosnie, dont la capitale est Banja Luka et le président Milorad Dodik. Le Kosovo est considéré par les Serbes comme une province occupée.

L’actuel Premier ministre de Serbie, Alexandre Vučić et le président de la République, Tomislav Nikolić sont des anciens du Parti radical serbe, parti nationaliste qu’ils ont quitté en 2008 pour créer le SNS (Parti progressiste serbe) qui a poursuivi le rapprochement avec l’Union européenne. Le Premier ministre Vučić et le président Nikolić mènent une politique très pro-occidentale mais, en même temps, ils ont organisé la visite officielle de Vladimir Poutine le 16 octobre dernier. Le Premier ministre français, Manuel Valls, s’est rendu en Serbie quelques semaines après le Président russe pour deux jours (6-7 novembre) de visite officielle pendant laquelle il a plusieurs fois rappelé que la présence économique française n’était pas à la hauteur de l’amitié entre les deux pays. Le 1er novembre avait eu lieu à Belgrade la première réunion internationale de la Trilatérale dans ce pays. Les 16-17 décembre, le Premier ministre chinois, Li Keqiang, s’est rendu à son tour en visite officielle dans une Serbie décidément très courtisée en peu de temps.

16 octobre 2014 : visite officielle du Président russe

Malgré des trombes d’eau, le président russe Vladimir Poutine a été acclamé par 200 000 Serbes. Les deux présidents ont assisté au premier défilé militaire serbe depuis 1918 et le premier en Serbie depuis 1985, alors que la Serbie était le cœur de la Yougoslavie. Ce défilé célébrait la victoire contre le fascisme et la libé- ration grâce aux partisans serbes aidés par la Russie soviétique. Aux Mig russes dans le ciel de Belgrade faisaient écho les troupes serbes chantant la marche des résistants : « dans les forêts et les montagnes ».

Si le gouvernement est clairement pro-occidental et s’active pour l’entrée de la Serbie dans l’UE, la population est, quant à elle, opposée à cette entrée même si elle serait favorable à des accords commerciaux ne limitant pas la souveraineté serbe. Aujourd’hui, la Serbie a le statut d’observateur au sein de l’Organisation du Traité de sécurité collective (OTSC, Организация Договора о коллективной безопасности en russe), le pendant de l’Otan mis en place par la Russie avec ses alliés. L’année prochaine, la Serbie prendra la présidence de l’OSCE, la seule organisation de sécurité qui rassemble la totalité des États du continent européen ainsi que les États-Unis.

Une série d’accords économiques et stratégiques ont été signés durant la visite du Président russe. Par exemple, un accord de production de voitures de l’usine de l’ex-Yougoslavie, Zastava, alliée aujourd’hui à Fiat a aussi été signé entre la Serbie et la Russie. Les accords de libre-échange entre la Russie et la Serbie sont également renforcés. Plus important, un accord dont la presse occidentale n’a quasiment pas parlé, a été conclu pour permettre aux employés du centre humanitaire de Nis, qui compte des ressortissants russes, de jouir de l’immunité diplomatique. Le centre d’aide humanitaire de Nis est situé dans une ville du Sud de la Serbie, à quelques kilomètres de la base militaire américaine de Bondsteel au Kosovo. Ce centre a été créé pour faciliter les interventions humanitaires dues aux catastrophes naturelles comme les inondations qui ont récemment ravagé des régions de Bosnie et de Serbie depuis juin dernier. Le 3 octobre, la visite du Président russe avait été d’une certaine manière préparée par la cérémonie et le concert à Belgrade accompagnant la première mondiale de Coup de soleil, le dernier film du cinéaste russe Nikita Mikhalkov (Le barbier de Sibérie, Les yeux noirs...), un artiste très médiatique et proche du pouvoir, fils d’un dignitaire soviétique et petit-fils d’un aristocrate russe.

17 octobre 2014 : colloque Paris–Berlin–Moscou–Belgrade et naissance du réseau « Nouvelle Europe »

Le lendemain de la visite officielle du Président russe, était organisé dans le centre de la capitale serbe un colloque international sur le thème « Paris–Berlin– Moscou–Belgrade ». Durant ce colloque plaidant pour une « plus grande Europe de la paix », a été lancée l’idée de créer un réseau d’associations et de fondations paneuropéennes qui prendrait le nom de « Nouvelle Europe ». Un mois plus tard, un manifeste d’inspiration gaullienne a été signé dans un premier temps par l’organisation franco-allemande Forum Carolus (laboratoire d’idées européen à Strasbourg présidé par le baron Nikolaus von Gayling-Westphal, élu du FDP à Fribourg-en-Brisgau), l’association « Paris–Berlin–Moscou » (présidée par moi- même), deux organisations italiennes, une association à vocation sociale « Modavi », de Naples (présidée par l’universitaire Alessandro Sansoni), l’ordre des journalistes d’Italie (Movimento Unitario Giornalisti) de Doménico Falco (ancien président national) et deux organisations serbes, « Alternative pour la Serbie » (fédération de mouvements) et la fondation Dostojanstvo (dignité). Cette fonda- tion, avec le mouvement « Troisième Serbie » présidé par Miroslav Parovi étaient les principaux organisateurs du colloque du 17 octobre.

Miroslav Parović a rappelé en introduction pourquoi la Serbie avait tou- jours été convoitée, étant un nœud stratégique. Il a aussi développé les enjeux éner- gétiques auxquels doivent faire face les pays du continent européen. Enfin, il a donné son analyse de la crise ukrainienne, révélatrice de l’urgence de trouver des solutions européennes à des problèmes européens.

Parmi les nombreux intervenants venus de Russie, d’Allemagne, d’Autriche, d’Italie et de France :

- Le professeur Nenad Krstić, de l’Université de Novi Sad (Serbie) est intervenu sur le général de Gaulle et la Serbie.

- Le franco-macédonien Goran Sekulovski, de l’Institut Saint-Serge, sur le rôle de l’orthodoxie pour l’axe de la paix Paris–Berlin–Moscou.

- Andrej Fajgelj, directeur de l’Institut culturel serbe de Novi Sad, est intervenu dans un français parfait sur les liens historiques anciens unissant la France et la Serbie, dès le XIIIe siècle, avec notamment le rôle joué par la reine de Serbie et princesse française, Sainte Hélène d’Anjou.

- Viktor V. Kolbanovsky, représentant du vice-président de la Douma, a insisté sur la nécessité de mettre en relation les organisations œuvrant pour la coopération et la paix sur le continent européen.

- L’ambassadeur russe Konouzine, très connu pour ses positions courageuses durant les bombardements de 1999 occupait une place d’honneur.

Une édition traduite en serbe de mon livre Paris–Berlin–Moscou, la voie de l’indépendance et de la paix, paru en 2002, a été présentée et distribuée pendant le colloque. Il avait été préfacé, dans sa première édition par le général Pierre Marie Gallois, théoricien et artisan de la dissuasion nucléaire française auprès du général de Gaulle. Il avait été publié presque un an avant que les trois pays n’adoptent une position commune contre la guerre durant la crise iraquienne. J’ai rappelé, le 17 octobre, les thèses principales de ce livre et retracé l’historique de « Paris–Berlin–Moscou », de la crise iraquienne à aujourd’hui.

Depuis la Seconde Guerre mondiale, les pays européens sont quasiment sortis de l’histoire, malgré la parenthèse gaullienne et la relative émancipation de l’Allemagne réunifiée qui ne dispose pas et ne disposera sans doute pas de tous les attributs de la puissance politique et militaire traditionnelle. Faisant fi de la pres- sion des milieux économiques très puissants en Allemagne fédérale, la chancelière Merkel a dans les six derniers mois adopté la position radicale du bloc occidental vis-à-vis de la Russie dont la ligne est fixée par les États-Unis. Alors que dans les dernières années l’Allemagne avait plutôt modéré la position occidentale. Au sein du gouvernement allemand actuel, Steinmeier et son collaborateur Erler jouaient un rôle conciliant qu’ils ont brutalement abandonné. Ce retournement spectaculaire sera-t-il durable ? Est-il le fruit d’accords entre les États-Unis et l’Allemagne ? Le résultat de la dégradation des relations personnelles entre la Chancelière et le Président russe ? Ou encore, le résultat de calculs économiques allemands en Europe centrale et orientale ?

Le président Hollande revient d’une visite surprise gardée secrète à Moscou où il s’est entretenu pendant une heure et demie avec le Président russe (le 7 décembre). Cela est d’autant plus surprenant que ses positions avaient, jusqu’à présent, toujours été très proches de celles de nos alliés américains. Même si l’his- toire s’accélère, il faut garder à l’esprit les données géographiques et historiques ainsi que les tendances économiques à moyen et long termes. La France est la péninsule européenne : elle est une sorte de condensé de l’Europe, relevant à la fois culturellement de l’Europe du Nord, de l’Europe méditerranéenne et de l’Europe centrale par l’Alsace. Elle a, à la fois, une vocation méditerranéenne mais surtout une vocation rhénane, franco-germanique, illustrée par le commun Empire de Charlemagne qu’évoquait régulièrement le général de Gaulle pour reconstruire la coopération franco-allemande. L’Allemagne joue un rôle-clé au centre de l’Europe. La Russie est le lien entre l’Europe centrale et le monde pacifique en expansion. La France, l’Allemagne et la Russie de par leur position, leur histoire et leur masse critique ont la capacité de créer une dynamique vertueuse source de paix et de prospérité sur le continent européen : c’est le principal message de mon livre et du colloque de Belgrade du 17 octobre. Mais le rôle-clé de Belgrade prend tout son sens aujourd’hui, car dès le début « Paris–Berlin–Moscou » a été pensé comme un moteur non exclusif destiné à être le catalyseur de la plus grande Europe.

La Serbie, nouvelle plaque tournante entre l’UE et la Russie, la Voïvodine sa province-clé

Depuis quelques années, la Serbie, comme la Bosnie, fait l’objet d’investissements importants de Russie, de Chine, d’Autriche ou d’Allemagne. Cela est particulièrement spectaculaire dans le secteur énergétique.

Lukoil (plus grand producteur russe de pétrole) a racheté Jugopetrol (basée au Monténégro) et la partie pétrolière de Gazprom détient 51 % de NIS, la société de distribution du pétrole en Serbie : « en contrepartie Gazpromneft s’est engagée à investir dans la modernisation des raffineries serbes et dans la construction de centres de stockage de gaz naturel » (Alexis Troude). En fait, dès 1997, après la découverte d’importants gisements d’hydrocarbures en mer caspienne, la Serbie est devenue le cœur des réseaux gaziers et pétroliers. Alexis Troude explique aussi que le Kosovo se trouve à l’intersection des corridors énergétiques européens IV, VIII et X.

Par ailleurs, les dernières années ont aussi révélé que la Serbie serait plus fiable que l’Ukraine pour acheminer gaz et pétrole vers l’Europe de l’Ouest. Elle aurait accueilli 450 km de South Stream, le plus grand tronçon, et aurait été un véritable hub de distribution vers les pays voisins et l’Europe occidentale. La plupart des organisateurs du colloque du 17 octobre à Belgrade étaient originaires de la province de Voïvodine, au Nord du pays. Ce n’est pas un hasard, les habitants de cette province-clé sont sensibilisés à ces thèmes. South Stream et Nabucco passe- raient par la Voïvodine. Début décembre, lassée par la pression de l’UE, la Russie a annoncé abandonner South Stream alors que la construction de Nabucco est remise en question depuis un certain temps. Les investisseurs étrangers, Autrichiens, Hongrois et Russes misent tout particulièrement sur la Voïvodine, grenier à blé de la Serbie. La Voïvodine contrôle aussi tout le cours du Danube en Serbie qui la relie à l’axe fluvial européen Rhin-Main-Danube. Cette province qui fut austro- hongroise abrite une minorité hongroise et a une frontière commune avec ce pays de l’UE qui se rapproche aussi de la Russie pour des raisons stratégiques et énergétiques. Enfin, cette province a une frontière commune avec la Roumanie et la Bulgarie, deux pays importants dans le jeu d’influences américano-russe.

Le gouvernement serbe négocie ainsi activement son entrée dans l’UE et en parallèle veut conserver des relations privilégiées avec la Russie. La Serbie pourrait jouer le rôle qu’avait obtenu l’Autriche dans les années soixante, une plaque tournante stratégique entre l’Est et l’Ouest. Il est dans l’intérêt des pays de l’ensemble du continent européen de raviver les liens culturels qui les unissent et de développer de nouvelles coopérations économiques et stratégiques. Il ne s’agit pas d’un choix anodin mais du choix de la paix contre la guerre, du choix de la liberté de définir nos enjeux vitaux par nous-mêmes et pour nous-mêmes, sans laisser un tiers les définir à notre place.

Henri de Grossouvre

(Article publié dans la revue Défense nationale, 29 juin 2015)