"L'évolution diplomatique de l'Allemagne fédérale, Le jeu brouillon du chancelier", "L'Allemagne gaulliste..." , Anne-Marie Le Gloannec, Le Figaro, mercredi 21 mai 2003.
Le jeu brouillon du chancelier
Par Anne-Marie Le Gloannec
Le Figaro du mercredi 21 mai 2003
L'Allemagne gaulliste : depuis le non de Gerhard Schröder à la guerre d'Irak, la formule s'impose. Jamais, depuis la création de la République fédérale, l'Allemagne ne s'était aussi fermement opposée aux Etats-Unis. Jamais les dirigeants allemands n'avaient revendiqué que leur pays et que l'Europe s'émancipent de la tutelle américaine. Jamais non plus un ministre des Affaires étrangères n'avait contesté le leadership de Washington en plaidant pour la multipolarité, à l'instar de Jacques Chirac ou de Dominique de Villepin.
Certes Willy Brandt ou Helmut Schmidt, sociaux-démocrates eux aussi, avaient tenu tête aux Etats-Unis. Helmut Schmidt notamment s'était heurté à l'Administration Carter à maintes reprises, s'agissant de la vente de centrales nucléaires au Brésil, de la bombe à neutrons ou de la politique à suivre à l'égard de l'URSS. On n'en était toutefois pas à défier ouvertement le leadership américain. Car c'est bien de cela qu'il s'agit même si, dans l'après-guerre d'Irak, le gouvernement allemand multiplie les concessions en direction de Washington.
On ne saurait toutefois être surpris de cette évolution que si l'on garde les yeux fixés sur l'Allemagne et sur le passé... De fait, c'est bien l'essentiel de l'Europe qui prend ses distances d'avec les Etats-Unis. Les grandes manifestations de Paris, Londres, Madrid, Barcelone et Rome... l'ont démontré. Et bien que les gouvernements des nouvelles démocraties aient clamé leur fidélité à Washington, les populations s'opposaient dans leur majorité à la guerre d'Irak. Quelques sondages et études publiés et commentés par l'hebdomadaire The Economist soulignaient récemment qu'Amérique et Europe s'éloignent l'une de l'autre : les valeurs partagées ne sont plus les mêmes, s'agissant ainsi de la religion ou de la famille, et les élites sont particulièrement touchées.
On pourrait même arguer que, recourant à l'unilatéralisme ou divisant pour régner, les Etats-Unis s'éloignent de l'Europe plus que celle-ci des Etats-Unis. Unilatéralisme et «divide et impera» ne datent d'ailleurs pas de la présente Administration et la brusquerie avec laquelle les Américains avaient traité les Européens à Dayton, en 1995, suscita bien des rancoeurs : c'est vraisemblablement du milieu des années 90 que date la prise de distance du ministère allemand des Affaires étrangères par rapport aux Etats-Unis.
C'est donc dans un contexte européen que s'inscrit l'évolution allemande et Gerhard Schröder ne s'y est pas trompé en changeant d'inflexion. Alors qu'au coeur de la campagne électorale il s'était fait le héraut d'un deutscher Weg, d'une prétendue voie allemande, c'est maintenant à la souveraineté de l'Europe qu'il en appelle. Le gouvernement allemand n'a de cesse de sortir de l'isolement dans lequel il s'était enferré avec son non inconditionnel. C'est ainsi que s'expliquent, bien sûr, les retrouvailles avec Paris. Mais après l'idylle des premiers mois de l'année et la brouille qui oppose, en Europe, les atlantistes aux européanistes, Schröder multiplie les ouvertures en direction de Tony Blair. Faut-il voir dans cette politique tous azimuts une volonté de compromis ou un de ces revirements caractéristiques du gouvernement actuel ?
Une chose est sûre, c'est que le gouvernement allemand – tout gouvernement allemand – ne supportera pas longtemps d'être un junior partner de la France dans une relation déséquilibrée où Berlin serait en position de faiblesse. Il pourra choisir soit d'approfondir sa coopération avec Paris sur une véritable base d'intégration, comme l'y convie Christoph Bertram, directeur d'un des principaux think tanks allemands, et François Heisbourg, soit de se défaire d'une embrassade trop étouffante qu'il ne sait pas gérer en multipliant les partenaires. Même si le 29 avril, lors de la réunion avec la Belgique et le Luxembourg sur la défense, Berlin s'est rallié à la proposition française de créer une cellule de planification autonome, c'est sans grand enthousiasme et... au prix d'une ambiguïté : le texte français prévoit la création d'un quartier général là où le texte allemand ne voit qu'un organe beaucoup plus modeste, chargé d'opérations tactiques.
En outre, la diplomatie allemande voudra certainement se rapprocher des petits pays dont l'Allemagne est traditionnellement un interlocuteur privilégié mais qu'elle a singulièrement délaissés en se rapprochant de la France et en paraissant souscrire aux reproches aigres que Jacques Chirac formulait à l'encontre des «sales gamins» d'Europe de l'Est. Certes, en déclinant brusquement l'offre du gouvernement polonais qui suggérait cette semaine que le corps polono-germano-danois intervienne en Irak, sous direction polonaise, le ministre allemand de la Défense a jeté de l'huile sur le feu. Toujours est-il que l'Allemagne ne peut se payer le luxe de s'aliéner la Pologne.
Il n'en demeure pas moins que le chancelier allemand est une fois de plus brouillon, sans feuille de route claire et le non à la guerre d'Irak ou la volonté de s'émanciper ne suffisent pas à faire une politique. Depuis qu'il est arrivé au pouvoir en 1998, Gerhard Schröder a su parfois leurrer électeurs et analystes en faisant ainsi croire qu'il souhaitait faire de l'Allemagne une grande puissance, eine grosse Macht, sans toutefois se donner les moyens de cette politique à l'exception de quelques vrais succès diplomatiques, du pacte de stabilité pour les Balkans à l'Afghanistan, qui sont d'abord à mettre au compte du ministère des Affaires étrangères et de son patron. Mais s'agissant d'une politique de puissance, annoncée en début de mandat, ou d'émancipation, on attend des clarifications.
Anne-Marie Le Gloannec
Chercheuse au Ceri, à la Fondation nationale des sciences politiques (Paris) et au Centre Marc-Bloch (Berlin).
Source: Le Figaro.fr